À l'heure où se prépare à Genève, les 5 et 6 juillet prochains, le tout premier Forum francophone consacré à la gouvernance du numérique et de l'intelligence artificielle, une interrogation centrale mérite d'être posée publiquement : à qui appartient l'espace numérique, et au nom de quelles valeurs est-il gouverné ? Comment pourrons-nous à l'avenir naviguer dans cet océan d'informations, pris en permanence entre virtualité et réalité ? Jusqu'où pourrons-nous garder notre liberté ? En quelques années, nous sommes passés d'un monde où le numérique était devenu l'un des garants de la liberté de chacun d'évoluer et de s'épanouir. Depuis, les inquiétudes se multiplient, et comme le questionne justement l'essayiste Baptiste Detombe dans son ouvrage « L'homme démantelé : comment le numérique consume nos existences » (éd. Artège), une interrogation centrale persiste : comment continuer à faire de tous nos écrans un ami qui nous veut du bien plutôt qu'un « ogre numérique », comme il le nomme, qui nous détruirait sans même que nous nous en rendions compte ?
Longtemps considéré comme un domaine technique, réservé aux ingénieurs et aux passionnés de technologie, le numérique est désormais un enjeu fondamental de souveraineté. Il structure nos vies, nos interactions sociales, nos décisions politiques, et influence jusqu'à notre perception du réel. Ce n'est plus un simple outil : c'est un théâtre d'affrontements géopolitiques, où se redessinent les rapports de force mondiaux.
Depuis vingt ans, l'écosystème numérique s'est construit hors de tout cadre multilatéral contraignant. Des acteurs privés surpuissants — GAFAM américains, BATX chinois, mais aussi de nouveaux États-plateformes comme l'Inde ou la Russie — ont pris le contrôle d'un territoire virtuel mondial que personne ne régule réellement. Ils imposent leurs standards techniques, leurs modèles économiques, leur idéologie du marché ou de la surveillance, tout en collectant massivement les données des individus à des fins souvent opaques. Ce sont eux qui prétendent offrir la liberté totale pour les consommateurs. Les États, même parmi les plus puissants, paraissent à la traîne, à commencer par ceux du continent européen. Quant aux pays du Sud, ils doivent souvent se contenter de subir une architecture numérique qu'ils n'ont ni pensée ni choisie, mais ils s'en tirent haut la main, avec des populations jeunes, et un investissement public prometteur. Le Sud ne veut pas rater sa chance. L'illusion d'un Internet libre, ouvert et égalitaire s'est peu à peu dissipée. Nous entrons dans une ère de fragmentation, de polarisation et de conflits d'intérêts. Derrière chaque serveur, chaque algorithme, chaque plateforme sociale, se cache un rapport de domination. L'espace numérique, loin d'être neutre, est devenu un champ de compétition stratégique, économique, culturelle, et désormais politique.
C'est pourquoi l'initiative francophone portée à Genève prend une dimension particulière. Elle affirme une ambition : celle de promouvoir un numérique pluriel, éthique et inclusif, à rebours des logiques de domination unilatérales. Cela passe par la défense d'une souveraineté numérique non pas repliée sur elle-même, mais ouverte à une gouvernance partagée. Cela implique aussi de faire entendre d'autres voix, d'autres valeurs, dans la fabrication des normes techniques, juridiques et morales du numérique mondial.
Car ce qui se joue dans les lignes de code et les flux de données, c'est bien la forme du monde de demain. Une intelligence artificielle déployée sans garde-fous ni délibération démocratique peut reproduire des biais sociaux, renforcer les systèmes de contrôle autoritaires, ou même légitimer les régimes les plus coercitifs. Un Internet dominé par quelques géants du cloud et une poignée de plateformes monopolistiques devient un territoire colonisé, où les citoyens ne sont plus que des utilisateurs passifs et surveillés.
Il est urgent de reprendre la main. La souveraineté numérique ne doit plus être un slogan technocratique réservé aux sommets internationaux, mais une stratégie globale de résistance démocratique. Il ne s'agit pas de fermer Internet ni de rejeter les innovations. Il s'agit de rouvrir l'espace numérique à une véritable gouvernance mondiale, participative et équitable, où chaque État, chaque culture, chaque langue, chaque citoyen puisse être un acteur de sa propre destinée numérique.
La Francophonie, par sa diversité, ses valeurs humanistes et son potentiel d'innovation, peut et doit jouer un rôle moteur dans cette nouvelle bataille des idées. Il est temps de sortir du silence stratégique. Le numérique n'attend pas.
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(*) Docteur en sciences politiques, chercheur monde arabe et géopolitique, enseignant en relations internationales à l'IHECS (Bruxelles), associé au Cnam Paris (équipe Sécurité Défense), à l'Institut d'études de géopolitique appliquée (IÉGA Paris), au Nordic Center for Conflict Transformation (NCCT Stockholm) et à l'Observatoire géostratégique de Genève (Suisse).
2025-07-05T06:43:40Z